Etrange endroit. Etrange sueur. Depuis que j’ai quitté le labyrinthe des simples distractions, j’ai sans doute l’air fatigué et inquiet. Au vu des circonstances, il serait étonnant qu’il en soit autrement. A ma voix familière, tu me reconnais cependant : je suis le vendeur du temps. Tu me fais parfois croire que mon nom ne te dit rien. Mon nom est un palais sans porte, une porte sans serrure, une serrure sans penne. Ami, j’ai de la peine à te sentir réfractaire à l’amitié. Avant de t’accueillir, j’ai envisagé un instant de me lever, de sortir et de fumer une cigarette dans le jardin. Trois obstacles se sont alors dressées, m’interdisant de convertir en actes ces intentions en apparence futiles et banales : il n’y a pas de cigarettes dans la maison, je n’ai jamais fumé de tabac – ni même d’autres « substances » - et, en outre, je ne suis pas certain qu’il y ait un jardin aux abords de la demeure dans laquelle j’habite. Pour le vérifier, il faudrait que je regarde à travers la fenêtre. Mais voilà, un jour – c’était en 1984 - j’ai décidé de ne plus donner cours à cette facilité. J’avais lu, dans une anthologie mêlant l’encre des textes à l’encre des dessins, un poème de Baudelaire dans lequel celui-ci observait qu’on voit mieux le monde à travers une fenêtre fermée. C’était absurde et terrifiant, mais allez savoir pourquoi j’ai adopté cet étrange point de vue.
Se lever, sortir, fumer une cigarette. Je ne me suis pas senti frustré par cette incapacité de mettre à exécution ce que j’avais perçu, quelques secondes plus tôt, comme une échappatoire m’autorisant à tourner la page et à entamer un autre chapitre que celui de l’ennui. Je devrais écrire Ennui (avec une lettre majuscule) puisque c’est dans cette maison – qui, du reste, se trouve être ma maison natale – que je cultive l’art de l’ennui. Cet art que l’on pourrait qualifier d’« art philosophique » a servi de fil rouge à ma vie. Je suis négociant en temps perdu, je pratique ce métier, je préfère dire cet art (que je ne confonds pas avec une discipline étant donné que je me suis toujours refusé à adopter un quelconque maître pour me servir de guide) parce qu’à notre époque de marchandisation mielleuse et outragée, il se pourrait bien que faire œuvre d’ennui constitue une vocation et une provocation sans égale. Je crois que l’artiste doit être un missionnaire. De tous temps, beaucoup on oublié cela. Il y eut, bien entendu, des exceptions – Diderot et les Encyclopédistes et, plus près de nous, Proust et George Orwell. On a coutume de relier Orwell et l’utopie socialiste. J’ai tendance à imaginer qu’Orwell parlait d’une situation beaucoup plus personnelle qu’on ne le pense généralement. Il y a des écrivains qui n’ont pas d’accent lorsqu’ils parlent d’innocence. Comprenez-moi bien. Ce n’est pas que leur voix soit monocorde, c’est parce qu’ils savent faire signe aux arbres comme lorsqu’on agite un mouchoir au moment du départ. C’est parce qu’ils sont exilés et qu’ils se souviennent de la mélodie de berceuses qu’ils n’ont pas entendues. En ce qui me concerne, sachez que l’ennui n’est pas ma langue maternelle, même si je me suis astreint précocement à le cultiver avec application puis avec passion. Je suis convaincu que dans l’avenir l’ennui occupera une place beaucoup plus essentielle dans nos vies. Je suis persuadé que l’ennui transformera nos existences de manière d’autant plus profonde qu’il cessera d’être un élément décoratif. Dans le meilleur des mondes possibles, tout comme dans le pire des mondes possibles, l’ennui n’est pas superflu. Depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours cherché à apprendre quelque chose de l’ennui, notamment auprès des adultes, les considérant naturellement comme les « légataires » et les « dépositaires » les mieux nantis. Mon besoin d’expériences ennuyeuses était insatiable. J’avais donc, comme on dit communément, une certaine prédisposition. Mais une prédisposition ne permet pas à un homme de devenir un artiste, tout comme un billet d’avion ne permet pas de faire le tour du monde.
Pour faire le tour du monde, il faut monter dans la carlingue.
J’ai donc pris l’avion, autrement dit, j’ai pris de l’altitude afin de me familiariser avec les cinq continents de l’ennui (la Mélancolie, le Spleen, la Langueur, la Nostalgie, l’Isolement). Au fil de ces pérégrinations, j’ai réalisé que personne n’a jamais réussi à nous dire la raison pour laquelle cette chose si peu substantielle que nous appelons ennui nous émeut et nous affecte profondément. En fait, il m’est toujours apparu que plus on pense à ce phénomène étonnant, plus on saisit à quel point sa fréquentation nous rapproche du working in process de la mort – ou plus précisément du mourir. Voilà bien un sujet à la mode ! (La mode, on ne peut s’y soustraire, s’y soustraire totalement. Les modes vont puis viennent, s’attachent à nous quant bien même nous nous y attachons guère). Quoi qu’il en soit, ayant contemplé assidûment le spectacle et la beauté de l’ennui sous les différentes latitudes, sous ses différents costumes, rituels ou cérémonials, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il me faillait poser les valises et rentrer chez moi. C’est donc je ce que j’ai fait. Ce fut, pour ainsi dire, mon retour à Ithaque Bien entendu, je ne reçois personne dans mon royaume (ce n’est pas que je sois asocial, mais il me semble qu’un artiste qui entend produire une œuvre digne d’intérêt se doit non de recevoir du monde mais de recevoir le monde). J’y écris des leçons inaugurales, des essais, des articles, – tout comme celui-ci – mais souvent bien plus longs, des sortes de manifestes particulièrement inexaltants car je considère que mon devoir est d’abreuver mes lecteurs de l’avant-goût, du parfum, des senteurs et des effluves capiteuses de l’ennui. J’ai bien conscience que ma maison n’est plus tout à fait une maison. Elle a bien quatre murs, mais par la distorsion du temps et de l’espace que lui inflige mon commerce avec l’ennui, elle s’apparente davantage à un terrain vague. Elle fournit un cadre dans les limites duquel on apprend à tourner en rond. Tourner en rond est une grâce dont on doit pouvoir tirer parti. J’ai lu et relu, dans une anthologie mêlant l’encre des textes à l’encre des dessins, un poème de Baudelaire dans lequel celui-ci observait qu’on voit mieux le monde à travers une fenêtre fermée. A l’ère de la mondialisation, une pareille capacité pourrait avoir d’extraordinaires répercussions sociales et politiques. Je crois que l’artiste doit être un missionnaire, fut-il emmuré entre quatre murs. Ma maison a également quatre murs, sans que cela sous-entende que l’on puisse réduire une maison – ou un objet quelconque – à tout ou partie de ses composants. Cette maison est celle dans laquelle je suis né. Depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours cherché à apprendre quelque chose de l’ennui. Ma maison a bien quatre murs. Murs, murs, murs, murs. Murmures, murmures… J’y écris des articles, des manifestes qui traitent de la question de savoir si l’art est avant tout une expérience de communication basée sur l’universalisation de la marge. Je considère que mon devoir est d’abreuver mes lecteurs de l’avant-goût, du parfum, des senteurs récurrentes de l’ennui. Je suis persuadé que l’ennui transformera nos existences de manière d’autant plus profonde qu’il cessera d’être un élément décoratif. J’avoue cependant que je ne me suis jamais imposé un bachotage intensif vis-à-vis de ce que je qualifie volontiers d’ « art philosophique ». Nous sommes constamment exposés aux dangers de confondre les arts philosophiques et la philosophie. La philosophie c’est comme un billet d’avion, c’est un laisser-passer. On ne fait pas le tour du monde avec un laisser-passer. Pour faire le tour du monde, il faut passer du mode incorporel au mode corporel. Le mode corporel c’est la peur viscérale d’écrire un roman inachevé. Chacun de nous sait qu’il perdra la main dans le final cut. Dans le même temps, chacun de nous feint d’ignorer qu’il perdra la main dans le final cut. Cultiver l’ennui comme art philosophique, c’est devenir le partenaire cutané de soi-même. C’est inventer un espace, un territoire on l’on troque le laisser-passer pour le laisser-pisser. Alors, on prend de l’altitude, on parcourt les cinq continents et on se rappelle de berceuses jamais entendues. Pour le vérifier, il suffit de regarder à travers une fenêtre. Rien de plus facile, n’est-ce pas ?
En ce qui me concerne, un jour – c’était en 1984 - j’ai décidé de ne plus donner cours à cette facilité.
Commentaires