Si l'on considère brièvement l'activité ou, si l'on préfère, la pratique musicale on peut déceler trois fonctions : l'écriture,le jeu et l'écoute. A ces trois fonctions correspondent trois sujets à statuts differents:le compositeur; le virtuose; le mélomane. Cependant cette répartition catégoriale qui a eu certainement sa part de justesse ne tient plus et est aujourd'hui brouillée par la généralisation des outils numériques. Des déplacements remettent en cause les assurances et positions précédentes, ce qui n'est pas sans incidences sur l'industrie culturelle, comme on s'en aperçoit depuis quelques années.
Peter Szendy ne parle pas dans son livre Membres Fantômes de l'écoute( un autre texte se charge de cette question qui est depuis qelques temps sous les feux de l'actualité), ni d'écriture(on consultera ses entretiens avec des compositeurs contemporains réalisés pour le compte de l'Ircam). Son propos est de nous livrer un précis d'organologie. Affaire donc de spécialiste.Que l'on ne s'effraie pas. Ici point d'étude acoustique classificatoire, de monographies exhaustives des corps producteurs de son et de musique.Pas de physique, pas de mathématique non plus. Mais une approche "généalogique"(Nietzsche est d'ailleurs cité) vivante et simple d'un musicologue -philosophe. Interroger autrement le "corpus" musical voilà son sujet. En n'oubliant pas cette chose fondamentale passée trop souvent sous silence: la musique se fait avec nos corps.
Qu'il s'agisse des mains, des pieds, du souffle des interprètes ou des gestes des chefs d'orchestre. Après tout on entend bien le radical organe dans organologie.Les instruments ne sont qu'un des aspects de cette corporalité musicale qu'explore l'organologie. Car pour l'auteur cette organologie n'est qu'une fiction, "elle qui se présente comme la science, c'est-à-dire l'étude descriptive, la classification et la nomenclature des corps producteurs de son et de musique"(p.26). L'organologie ne s'intéresse donc pas assez aux corps, les nôtres, semble prétendre Peter Szendy. Et c'est bien dommage.Parceque si elle le faisait elle s'apercevrait que cela dessinerait une autre histoire de l'organologie. Un peu comme Foucault a fait une autre histoire de l'enfermement.Car le modèle est bien là, foucaldien.Des discours d'une part; des exemples décalés cad venant d'ailleurs, de l'autre. Et une perspective qui opère des rapprochements entre du ténu,un ouvrage peu connu et des références obligées. Entre des écrits d'artistes-virtuoses de musique savante(Couperin/Listz/Gould) et des textes de marginaux(Diderot...)éclairés. Avec une datation ciblée: XVI-XX siècles. Le sous titre du livre Des corps musiciens aurait pu tout aussi bien s'intituler : Naissance des corps musiciens.
On y découvre l'importance des mains, des pieds, du souffle,dans les transformations des pratiques instrumentales (presque exclusivement consacrées aux claviers)et de l'écriture.Toutefois c'est avec le dos (du chef d'orchestre) que se noue le plus important. Ce n'est pas moins de septs chapitres qui lui sont consacrés. Ce dos du chef d'orchestre qu'on voit tout le temps et qui n'est jamais interrogé.Dans cette cinquantaine de pages Peter Szendy y explore le plus passionnant.D'une certaine façon on peut dire que le chef d'orchestre noue autour de son regard et de son corps un contrôle sur une "sociéte symphonique".On voit que la position du surveillant dans la figure du panoptique, chez Foucault dans Surveiller et Punir, n' est pas sans rapports. Au fond l'importance de cette centralité rencontre la même périodicité... au coeur du XIX siècle.
Ainsi nous voici confrontés à une approche historique mais également anthropologique. A ceux qui ont encore peur de se lancer dans la musique, l'auteur implicitement lance une injonction : Voilà vos mains, ceci sont vos pieds, votre souffle, vos gestes. Ils sont faits pour interpréter, jouer et votre corps tout entier est un instrument qui ne demande qu'à jouer. On vous le cache et c'est bien dommage. L'auteur laisse pressentir là, sans le dire expressément, que nous sommes dans une économie du savoir, du plaisir, en régime de pauvreté alors que la richesse nous tend les bras. Une dimension incroyable est nichée là à portée de notre corps et nous ne le savons pas. Il faut lire les chapitres introductifs et finaux pour comprendre que Peter Szendy nous renvoie à notre corps parce qu'il nous donne lui-même l'exemple. Son corps hante ce texte de bout en bout et cette hantise ne vient pas d'un point éloigné mais est là tout près de lui comme il l'est auprès de chacun(e) d'entre nous.Loin d'être prétexte à épanchement sur soi, cette référence à son expérience personnelle appelle les lecteurs à s'interroger. Si ce livre pouvait être lu dans ce sens,ce serait une grande avançée. On doit à ce musicologue de s'être aventuré dans ce déchiffrage public d'un genre nouveau. La musique est et devrait rester cet espace public. Autant dire l'affaire de chacun(e). Nous sommes donc bien en présence d'un texte qu'on peut qualifier de politique. Nous n'oserons pas dire révolutionnaire - ce mot est bien trop galvaudé - mais probablement subversif tout de même.
On voit en tout cas ainsi se dessiner une oeuvre qui parcourt ici l'un des trois champs énonçés plus haut. Celui du jeu instrumental. Le ton est libre. Le jeu des langues(anglais/français; latin/français; allemand/français) y apporte une touche de mobilité, de plaisir et de couleurs sonores dans un univers plutôt austère.
Dorénavant nous le savons : de la fantaisie est possible en organologie.
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