En ce soir de Noël, Eugène Mikhalkov ne peut qu’écarquiller les yeux. Les équations unifiées de la figurabilité sont là, définitivement là, inscrites dans cette épaisse liasse de papier, dans ce manuscrit sans pagination mais qui vraisemblablement frise le millier de pages. Eugène sait qu’il peut enfin ouvrir la bouteille de champagne maintenue au frais depuis ces années passés à explorer la moindre parcelle du territoire hypothético-déductif, à décapiter une à une les têtes d’hydres délurées des chausse-trappes, à conjurer les incartades dégradantes de l’irrationalité, le tout avec un scrupuleux sens échiquéen. Une conviction est née : Eugène Mikhalkov a mis les ombres à nu ; il a découvert une porte dérobée à la vue de tous et de chacun ainsi que son passe-partout. Les géniteurs, les pédagogues, les instructeurs du savant peuvent être fiers, ils n’ont pas pissé dans un violon. Aujourd’hui le fruit est mûr. Aujourd’hui leurs fils, leur élève, leur confrère a suspendu le fiat lux d’un nouvel ordre axiomatique aux fresques de la chapelle Sixtine d’un appareil démonstratif inédit. Le chercheur Eugène Mikhalkov est bel et bien devenu « trouveur ». Et ce n’est pas croire au miracle que d’affirmer ceci : dépassant le simple cadre du problem solving, son travail sur la réfraction négative suggère la réélaboration complète des concepts et des connaissances portant sur la figurabilité.
Quel délice que de penser qu’il s’est passer quelque chose dans son crâne avant qu’il ne devienne une inéluctable tête de mort - bien que selon sa nouvelle théorie il existe pour chaque corde tangentielle à l’espace-temps une catégorie infiniment renouvelable d’échappatoires. La connaissance et la reconnaissance sont sœurs jumelles, se dit-il. La terre ne vient-elle pas de trembler comme l’atteste le bruit sec du bouchon de champagne demi-sec ? Il y a du pétillement dans l’air. Il y a du Prix Nobel dans l’air… – « En ce qui me concerne, je déteste toute tentative d’intimidation. Toute ma vie tourne autour de cette quête. Je ne suis pas optimiste, je ne suis pas naïf, cependant je ne baisse pas la garde, je n’abandonne jamais la partie. Jamais. Au bout du compte, cela a dû commencer quand j’étais enfant. Je jouais aux petits chevaux. Il y avait des rivalités, des querelles, des conflits à n’en plus finir. Les autres enfants apprenaient à compter et moi, au prétexte de lancer les dés, je profitais de la situation pour me familiariser avec l’extraction des racines cubiques. Plus tard, vers l’âge de neuf ans, familier de Conan Doyle et d’Isaac Asimov, de Nietzsche et de Mallarmé et rassemblant les indices démontrant l’étendue précoce de mes connaissances, je décidai de fonder une micro-structure autogérée qui prit le nom d’ILLICO (l’ILLimiteur de Liaisons Conceptuelles) » se déclare t’il en préparation de ce long article qui lui sera inévitablement consacré dans Life Magazine et qui lui permettra de rencontrer en tête-à-tête cette jeune journaliste véritablement brillante et véritablement charmante – comment dit-on déjà ? Ah oui, une divine déesse ; car elle a des yeux de braise et de longs cheveux de jais rehaussant le teint flamboyant de son visage angélique.
Eugène n’hésite pas à prendre son temps. Lui qui, à force de travail, a conquis les plus haut sommets des algèbres de l’inconnu, n’est-t-il pas prêt à composer pour elle les sonnets qui lui permettront de faire sien le cœur qui bat dans son envoûtante poitrine ? Certes, pour le moment, il est seul : il n’y a, sur la table, que son manuscrit, une pétillante bouteille achetée chez son producteur, à Verzenay, dans la Montagne de Reims et un gobelet en plastique, translucide. Mais, se dit-il, n’est-ce pas la préfiguration de la transparence d’un destin prodigieux à accomplir avec cette si belle jeune femme ?
Gorgées de bonheur, de désir, de félicité : le champagne finit par tourner la tête ! Et Eugène Mikhalkov, pathétique marionnette au milieu du labyrinthe de pensées indomptables, entend comme une ipséité de voix hypnotiques venues de l’intimité de l’univers : « Comment as-tu compris en premier lieu que tu as compris en premier ? De quelles connaissances t’es-tu servi pour connaître que tu connaissais ce qui était inconnu de tous ? Quel est cet augure qui t’a prédit la rencontre de cette inconnue avec laquelle tu passes le plus clair d’un temps qui n’est pas encore auguré ? …
Ineptissima vanitas, l’entrelacs des questions déchiquetées et insurmontables résonne à n’en plus finir dans la tête d’Eugène Mikhalkov. Le jeune professeur à l’Ecole des Mines de Paris n’en peut plus. Il déchire la liasse de papier, la transfigure par lambeaux dans l’âtre de la cheminée rougeoyante et se jette par la fenêtre.
Ce fut - et de loin – sa plus belle crise d’angoisse.
Et ce n’est pas Darah Sanderson, journaliste franco-américaine de passage en France pour les fêtes de fin d’année et correspondante de Life Magazine qui me contredira. Je l’ai rencontrée hier à un cocktail. Elle est charmante, véritablement charmante. Elle a des yeux de braise et de longs cheveux de jais rehaussant le teint flamboyant de son visage angélique. Je me dis que ce n’est donc par pour rien si ses initiales sont DS…
Dommage, dommage qu’elle n’ait pas rencontré notre jeune prodige et qu’elle reparte pour New York demain matin.
Extrait des "Gestes simples", recueil de nanodrames édité sur le site http://theatreimportuniste.blogspot.com/
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