Un art philosophique de la mobilité : que faut-il faire – ou ne pas faire - pour en arriver là ? Dans quel labyrinthe faut-il se perdre pour que se constitue cette drôle d’expérience, cette drôle de question, cette drôle d’approche. Vers quelle latitude ou vers quelle longitude se diriger pour entrevoir une ombre, une silhouette, une trace qui relierait non pas l’ Œil et l’Esprit chers à Maurice Merleau-Ponty mais le pied et l’esprit ?
Le soleil est un puissant allié pour celui qui cherche chemin faisant des éclaircissements et donc à l’arpenteur de longitude. Dans l’article de l’Encyclopédie qu’il rédige, de Lalande expose parfaitement le problème : « Pour trouver les longitudes géographiques, sur terre ou sur mer, il s’agit de trouver qu’elle heure il est dans un pays quand il est midi dans un autre ». On sait que la détermination des longitudes géographiques a été résolue au terme du XVIIIe siècle. Cependant, un siècle plus tard, chaque pays basait encore ses propres mesures sur une référence locale et il devint nécessaire de prescrire un système d'heure et de longitude universel. En 1884, la Conférence Internationale du Méridien se déroula à Washington dans le but d'examiner ces questions. Vingt-cinq pays y furent représentés et, après un mois de délibérations, il fut convenu que l'on adopterait le Méridien à Greenwich comme longitude zéro. Il fut également convenu que la longitude serait mesurée dans deux directions depuis le méridien d'origine, la longitude serait mesurée dans deux directions depuis le méridien d'origine, la longitude est étant positive, la longitude ouest négative.
Sur les chemins de traverse que nous allons parcourir au prétexte d’aller, pieds nus, à la rencontre des arts philosophiques, j’assignerai arbitrairement la longitude zéro à un récit composé par un écrivain voyageur. Ensuite j’inviterai le lecteur à rallier un conte qui, depuis sa composition, sillonne la planète toute entière. Nous achèverons ce voyage par une escale en longitude est, centrée sur un commentaire extrait du plus ancien livre de la Chine. Ainsi s’ébauchera une libre dissertation autour de motifs dissemblables ou récurrents. Il va de soi que l’on pourrait concevoir de choisir d’autres références, d’autres auteurs, d’autres textes - en extraire d’autres fragments que ceux retenus - pour rendre perceptible les états divers d’une même matière, d’un même matériau : UNE APPROCHE ALLEGRE DE LA MOBILITE.La mobilité devient encombrante quand il n’est plus possible de la considérer comme un phénomène autonome, circonscrit par la nécessité politique, pragmatique ou idéologique de relier une « origine » à une « destination ». L’hypothèse esquissée ici – la mobilité est elle-même animée d’un déplacement premier – m’invite au recours à un néologisme – « la P-mobilité ».
La P-mobilité laisse de côté la sanctuarisation du calcul des itinéraires, l’agencement méticuleux des infrastructures permettant d’aller d’un point A à un point B. Elle s’intéresse à la PRO-FANATION, à la PRO-VOCATION qui est le désir d’aller y voir par soi-même, lorsque y est un paradis perdu, un manège de chevaux de bois qui tourne depuis avant notre propre enfance, un éclat de rire sans personne pour le rire. La P-mobilité confère du style à la prosodie de l’acte de mobilité. Elle « augmente », elle intensifie l’élan de la mise en mouvement lorsque celui-ci s’interrompt confirmant notre rencontre avec L’ECRITURE DU DESASTRE telle que la nomme Maurice Blanchot dans l’un de ses ouvrages (« Quand tout est dit, ce qui reste à dire est le désastre, ruine de parole, défaillance par l'écriture, rumeur qui murmure : ce qui reste sans reste »).
C’est que nous avons l’embarras du choix, il y a des chemins partout, dans toutes les directions, sous toutes les latitudes, sur toutes les longitudes, même vers le ciel…des pistes, des sentiers, des avenues, des boulevards, des autoroutes, des chemins buissonniers, des chemins de croix, des layons, des impasses … De ce fait, la mobilité parle de la complexité. Elle interroge les nouveaux venus - ou les nouveaux disparus - pour les cadastrer, jauger leur accessibilité, le temps qu’il sera nécessaire pour les parcourir par ceux qui les emprunteront dans le cadre d’un régime de circulation fluide ou non (retenue, embouteillage, bouchon, …). La P-mobilité dit autre chose. Elle nous entraîne plus loin. Elle dit que les chemins nous choisissent ainsi que les amis se choisissent. Elle dit que chaque chemin nous transporte vers un pays inconnu. La P-mobilité soulève en effet une question bien simple : elle interroge l’ami qui se soucie de l’ami. Car les amis sont ceux qui se risquent à savoir s’ils sont toujours fidèles à l’espérance de la rencontre.
- Comment tu vas ?
- Et toi comment tu vas ?
Pour demeurer dans la rencontre, il faut que la vie chante réflexivement en eux. Il faut pouvoir stimuler le déplacement de l’un vers l’autre. ALLER A LA RENCONTRE est une aventure magistrale. Marcher tranquillement à la rencontre de l’autre est la consolation des vivants. Acculée à l’espérance de sens, la P-mobilité interroge l’au-delà des réponses liées aux différents registres du déplacement (corps, idées, idéaux…) par le questionnement de la question elle-même. Il n’est pas enfantin de se prendre au jeu du pourquoi nous demandons précisément à notre ami « comment tu vas ? » ?
La série de ces deux points d’interrogation parle pour ainsi dire du droit de succession. Qui partira avant qui ? Qui parlera de la disparition de qui ? Impossibilité de dire lequel héritera de la responsabilité de « parler pour deux le vide immense »[1] mais possibilité de prédire le tremblé de l’adieu. « Depuis longtemps, si longtemps, je redoutais d’avoir à dire Adieu à Emmanuel Lévinas. Je savais que ma voix tremblerait au moment de le faire à voix haute, ici, devant lui, en prononçant ce mot d’adieu, ce mot « à-Dieu » que, d’une certaine façon, je tiens de lui, ce mot qu’il m’aura appris à penser ou à prononcer autrement » [2]. Ainsi, le comment-tu-vas dont on ne peut se détacher précède l’éloge de la très vieille et neuve histoire du veuvage en amitié.
Parce qu’il ne parait pas convenable de laisser entièrement libre cours dans un écrit au fleuve et aux affluents du silence, nous dirons ici :
a ) que la « transvaluation » joue un rôle déterminant dans la stimulation de la P-mobilité ;
b) qu’aucune époque historique n’est source ni épicentre de P-mobilité ;
c) que la P-mobilité se manifeste par la figure disparate de la « précipitation » dans laquelle se dissolvent les vérités dogmatiques;
d) que la P-mobilité s’apparente à une « élection » (éphémère ou pérenne) qui peut s’appliquer à n’importe qui (individu, groupe, communauté) dans n’importe quelle situation (active ou narrative).
Avant d’en venir au triptyque des textes choisis, je note d’emblée que la P-mobilité nous dit quelque chose de la volupté vertigineuse du mouvement. Elle correspond à l’expression « être transporté » lorsque celle-ci recouvre le voyage de l’homme entrepris pour reconstituer l’humain[3]. Cela nous en dit long et, cependant, ne nous en dit pas assez. Complétons cette introduction par une anecdote. Elle m’a été rapportée il y a de nombreuses années et révèle que notre propos est le contraire d’une utopie, expression prise au sens d’une doctrine du non-lieu [4]. De quoi s’agit-il ? Une personne se présente au guichet d’une station de métro et demande quels sont les itinéraires pour se rendre à la station Bastille. Son interlocuteur lui répond qu’il peut tout aussi bien changer à Reuilly-Diderot, à Place d’Italie puis à Daumesnil ou bien encore à Nation puis à République. Devant cette énumération de parcours et de correspondances prolifiques, le client prend un air inquiet, manifestant ainsi sa désorientation la plus vive. L’employé fait alors observer paisiblement au voyageur que celui-ci se trouve … à la station Bastille ! Il se pourrait que la P-mobilité ressemble à un jeu d’agencement permettant de se dépêtrer simultanément de toutes les bastilles, autrement dit participe de l’expropriation d’une demeure dans laquelle on ne réside jamais tout à fait : le prétendu monde réel [5]. C’est pourquoi - on le verra plus loin - elle offre un droit de cité propice à l’engendrement des « mondes virtuels ». En cela nous nous trouvons en présence d’un phénomène de résonance tel que celui qui opère lorsque l’oscillation d’une corde d’un instrument de musique déclenche une série de réponses harmoniques.
Il est temps maintenant d’en venir à notre CONVERSATION AVEC LES LONGITUDES.
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Longitude zéro
Titre original |
Travels During the Years 1787, 1788, and 1789 ; Undertaken more particularity with a View of ascertaining the Cultivation, Wealth, Resources, and National Prosperity of the Kingdom of France. |
Titre en français |
Voyages en France pendant les années 1787, 1788 et 1789, entrepris plus particulièrement pour s’assurer de l’état de l’agriculture, des richesses, des ressources et de la prospérité de cette nation. |
Auteur |
Arthur Young (1741-1820) |
Autre auteur |
François Soulès. Traducteur |
Date de publication |
Angleterre – 1793 |
Source bibliographique |
Galica, bibliothèque numérique de la Bibliothèque de France – Reproduction de l'édition de Paris, chez Buisson, 1794 |
Fragment retenu |
Entr’autres beautés champêtres que nous avons à contempler, la vallée de Larbousse, dans un enfoncement de laquelle se trouve la ville de Luchon, est la principale, avec l’accompagnement des montagnes qui l’environnent ; la chaîne qui la borne au nord n’est pas boisée ; mais elle est partout cultivée ; et un grand village, perché aux trois quarts de sa hauteur, fait craindre à l’œil inaccoutumé, de voir en un instant tomber dans la plaine, l’église, le village et ses habitants. |
Commentaire
Le village pyrénéen que décrit Arthur Young constitue une alcôve à ciel ouvert, dans les recoins de laquelle est tapie l’ombre ténébreuse de la gravité, prête à livrer le petit monde des hommes, comme Dalila, Samson aux Philistins. Le texte nous suggère que cela ne tient qu’à un cheveu que le village, l’église et ses habitants culbutent en un instant dans la vallée. Toute une petite mythologie tend à « noircir le tableau » : pourtant la gravité – la remise en ordre naturelle des choses – n’est-elle pas le plus fidèle compagnon de l’ici-bas ?
Humble est apparenté au mot humus. L’homme humble se souvient qu’il appartient à la terre. L’homme humilié se souvient qu’on a substitué à sa terre le terreau frigide des tyrannies. Dans son essor spectaculaire, le XXe siècle a été, en Occident, celui de l’assemblage de la précipitation et de l’extraction. De la sorte, il a vu la dispersion du village, la muséification de l’église – antérieurement petra genetrix de l’existence -, les premières extractions non oniriques du champ de la gravité (aéroplanes, satellites, fusées, sondes spatiales…), les premiers pas de l’homme dans l’espace numérique et, ce qui est plus imprévu encore, dans l’ « espace de dédogmatisation ».
Les dogmes sont censés affranchir. Métamorphosés en leurs propres succédanés, ils ont subordonné les communautés humaines à se mouvoir dans le périmètre d’austères points fixes (temples, académies, leit-motiv…). Mobiliser est le mot d’ordre du dogme. Une saveur spéciale se mêle à ce mot lorsqu’il s’applique à la haine érigée comme doxa, à la guerre, à la déportation, à l’attentat qui sont les « servitudes obligées » aux divinités tutélaires du dogme. On pourrait présenter les choses ainsi : là où le dogme règne, la P‑mobilité fera autorité (Galileo Galilei disait en son temps : « Eppur, si muove »). La P‑mobilité travaille l’infaillibilité du dogme comme le temps putréfie le bois mort. Car l’échange, la découverte, la concordance fortuite, le métissage qu’elle rend possibles – y compris à travers les pratiques ordinaires (on parle couramment de tourisme, de nomadisme, de migration) - est un facteur de paix, sinon de relations apaisées entre les hommes. En d’autres termes, le formidable envers du couvre-feu qui, présenté comme remède nécessaire par ceux qui le décrètent, n’en est pas moins que la marque de la subordination aux recteurs de la rectitude des corps et de l’esprit. Entrer en é-motion, maintenir une distance critique, comme l’effet d’une force centrifuge.
Pourquoi pas ce graffiti sur un frontispice :
LIBERTE, EGALITE, P-MOBILITE
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Longitude ouest
Titre |
Contes de ma mère l’Oye, La Barbe Bleue. |
Auteur |
Charles Perrault (1628-1703) |
Autre auteur |
Gilbert Rouger. Editeur scientifique |
Date de publication |
France - 1695 |
Source bibliographique |
Edition des Classiques Garnier, 1987 |
Fragment retenu |
Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa sœur, et lui dit : "Ma sœur Anne (car elle s'appelait ainsi), monte, je te prie, sur le haut de la Tour, pour voir si mes frères ne viennent point; ils m'ont promis qu'ils me viendraient voir aujourd'hui, et si tu les vois, fais-leur signe de se hâter. |
Commentaire
L’idée fait couler le sens, l’idole fait couler le sang. Idée et idole ont même racine étymologique. Toutes deux sont filles de l’eidos des Grecs, cette apparence sensible des choses. Sœur Anne s’apprête à scruter l’horizon, ligne de fuite où se publie la frontière entre la terre et le ciel, entre le réel et le virtuel. Le réel est le territoire des actes (le percevoir), le virtuel, celui des signes et des interprétations (le perceptible). Un acte est toujours en relation avec l’alternance des interventions accomplies (instances « léguées ») et non accomplies (instances « reléguées »).
Il y a la musique de Mozart et les silences de Mozart.
Le poète dit : « J’écoute le chant de l’oiseau non pour sa mélodie mais pour le silence qui le suit ».
Il y a une plume et un oiseau. L’enfant dit : « Maman, j’ai trouvé une plume qui a perdu son oiseau ».
Le caractère le plus évident de la réalité, le plus immédiat n’est pas nécessairement l’acte. Il y a est tout aussi bien un acte qu’un signe. Dans ce paysage dialectique on voit bien le problème : l’épouse de Barbe Bleue cherche désespérément à se soustraire de l’écoulement graduel du temps.
Comment s’y prend t-elle ? Alors qu’elle vivait distraitement, anonymement [6] en amicale compagnie de « toutes les richesses de la maison », il lui faut déjouer coûte que coûte la plus sinistre des impostures (« vous irez prendre votre place auprès des dames que vous avez vues »). Sa prière, son avant-dernier commandement mobilise sœur Anne : « monte, je te prie, sur le haut de la Tour ». Faste du fast, urgence d’un déplacement dont on conçoit l'extrême exigence. En même temps, impérieuse transgression des règles ; pour que s’accomplisse l’avalanche du temps, il faut que le signe précipite l’acte : « fais-leur signe de se hâter ».
Et toujours une voix pour dire
Sœur Anne gagne le haut de la tour
gréée dans l’apparat
de l’apparence.
Aujourd’hui, on briefe, on booste, on change d’idées, on change d’idylles. Aujourd’hui, c’est un métier que d’aller de l’avant. Mais au fait, avons-nous seulement fait le premier pas sur la première marche ?
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Longitude est
Titre |
Yi King |
Auteur (mythique) |
Le Duc de Tchéou |
Autres auteurs |
Richard Wilhelm, version allemande Etienne Perrot, traduction française |
Date de publication |
Chine – 1000 av. J.C. |
Source bibliographique |
Yi King - Le livre des transformations Editions Librairie de Médicis, 2001 |
Fragment retenu |
Liu / La marche / Livre III : Les Commentaires Le progrès de la marche simple » suit solitaire, sa propre pente. |
Commentaire
La marche, c’est ce moment où ma personne va suivre ses propres mobiles, car ma personne n’a pas les mêmes mobiles que moi. Ma personne, c’est moi et ma propre histoire, mais c’est aussi – et peut être avant tout - l’autre et ses géographies.
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Autres longitudes
Titre |
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Auteur |
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Date de publication |
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Source bibliographique |
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Fragment retenu |
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Commentaire |
A VOUS DE COMPLETER si, à votre tour, vous souhaitez inviter la P-mobilité à s’asseoir à la table des arts philosophiques. Pour le moment la place est vide mais le couvert est déjà mis.
[1] Maximine, L’ombre la neige, éditions Arfuyen, 1992, page 10.
[2] Début de l’allocution de Jacques Derrida prononcée à l’enterrement d’Emmanuel Lévinas le 27 décembre 1995 au cimetière de Pantin.
[3] « L’homme suit son chemin à l’extrême bord du précipice, il va vers le point où lui-même ne doit plus être pris que comme fonds (Un-grund) » - Martin Heidegger, Essais et conférences, Gallimard, 1958, p. 36.
[4] A l’origine du substantif utopie, il y a un nom propre provenant du titre d’un petit livre publié en 1516 par l’humaniste anglais Thomas More : De optimo Reiplublicae statu, deque nova insula Utopia. Utopia, l’Utopie est une île lointaine, dont un voyageur décrit la merveilleuse ordonnance et la parfaite félicité
[5] « Cela n’a pas de sens, bien sûr, de nier purement et simplement une réalité unitaire du monde, dans l’optique d’un retour à un idéalisme empirique naïf. Il convient plutôt de reconnaître que ce que nous appelons la réalité du monde ressemble à une forme de contexte des nombreuses fabulations, et une telle approche du monde est justement le devoir et la signification des sciences sociales. » - Gianni Vattimo, La société transparente, Editions Desclée de Brouwer, Paris, 1990, page 39.
[6] Dans le conte de Perrault, on ne connaît pas le nom de la jeune épouse de Barbe Bleue. Son portrait se limite à nous faire savoir qu’elle est la cadette d’une dame de qualité qui « avait deux filles parfaitement belles ».
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