On frappe à la porte - Qui est là encore ? N’ai-je pas demandé à ne pas être dérangé, sous aucun prétexte ? C’est incroyable ! Je ne peux même pas répéter ma leçon inaugurale sans que quelqu’un vienne frapper à ma porte. Il sera dit que personne n’aura, en ce monde rampant, usé et désabusé, plus le moindre respect pour l’élan créatif !
- Voix avec un fort accent russe. Je nouvelle femme de ménagerie. Je vider corbeille papier et mettre ordre dans bureau.
- Vider la corbeille à papier et mettre un peu d’ordre… Eh bien entrez et faites ce que vous avez à faire en tant que … « nouvelle femme de ménagerie ». Je suppose que vous en avez pour deux minutes tout au plus ?
- Une jeune femme entrouvre la porte. Trois minutes, je besoin trois minutes. Je peux revenant demain …
- Non, non. Inutile de remettre au lendemain ce que l’on peut faire le jour même. Ici, dans cette académie de philosophie, il va sans dire que nous sommes tout aussi bien respectueux des piliers de la sagesse que de la différence. Peu importe que que celle-ci soit sociale, linguistique, éthique ou ethnique, car la différence, comme je l’indique justement dans ma leçon inaugurale, est « l’absence de disqualification de tout résidu d’altérité ». Une grande leçon inaugurale peut bien tolérer un petit arrêt de jeu, n’est-ce pas ? Je vous concède donc, Mademoiselle, le temps nécessaire à accomplir votre tâche munie de votre plumeau et de votre charmant accent slave.
La jeune femme entre dans le bureau et commence à faire son travail, observée attentivement par son hôte surpris que l’on puisse exécuter des besognes de cet ordre avec autant de détermination, de grâce et de précision.
- Dites-moi, Mademoiselle, sans indiscrétion, puis-je vous demander si vous avez fait de la danse ?
- Oui, Monsieur. Je fais danse depuis que je quatre ans. Ma mère ancienne danseuse Bolchoï. Pourquoi pose-vous cette question ?
- Tout simplement parce que j’ai été frappé par la manière infiniment … infiniment chorégraphique – oui, c’est le mot qui convient - avec laquelle vous vous y prenez pour accomplir ce labeur. Etes-vous danseuse également, je veux dire en dehors de cette activité dont je suppose qu’elle n’intervient, dans votre cas, qu’au vu de circonstances fortuites et malencontreuses qui sont sans doute en rapport avec le souci d’argent des populations émigrées ?
- Non, Monsieur. Je pas danseuse. Je aurais pas aimé faire comme ma mère. Je taxidermiste dernier mot. Et je dans bureau là pour faire femme de ménagerie.
- Répétant. Taxidermiste dernier mot… dans bureau là pour faire femme de ménagerie … Je dois vous avouer que, malgré les efforts accomplis ma vie durant pour persévérer dans mon entendement, je ne comprends pas un traître mot de ce que vous souhaitez me dire. Moi pas comprendre vous.
- Je taxidermiste dernier mot.
- Réfléchissant à haute voix. Taxidermiste dernier mot. Taxidermiste dernier mot… Ah, je crois comprendre ! Je vous demande pardon, Mademoiselle, mais comme vous pouvez le constater par vous-même, je ne vois dans ce bureau ni renard, ni belette, ni même un raton laveur susceptible de constituer le prétexte à l’exercice de votre art. Je vous propose donc de prendre contact avec votre société pour vérifier vos instructions et « corriger le tir ». Je tiens ce téléphone à votre disposition. Soyons plus simple. Comme je ai dit à vous, je pas le temps, je pas le temps à perdre. Lisant dans les yeux de la jeune femme le manque de répondant. Je vois, hélas, qu’il ne faut pas compter sur vous pour la conversation. Moi titiller neurones comme je peux mais vous pas comprendre moi.
- Je comprendre. Je pas corriger tir. Je taxidermiste dernier mot. Je empailleur dernier mot. Je être là pour que vous conserve apparence de la vie. Je pas corriger tir. Je ajuster tir.
La jeune femme sort un revolver muni d'un silencieux et tire. L’homme tombe, abattu, sans un cri. Elle recouvre son corps d’un drap, s’assoit à son tour au bureau, sort une pancarte pré-imprimée, et en complète les rubriques. Enfin elle quitte le bureau, referme la porte et y accroche la pancarte sur laquelle on peut désormais lire :
Francis Z., philosophe français né à Besançon.
1951-2007.
Derniers mots : « moi titiller neurones comme je peux mais vous pas comprendre moi ».
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