Jean Starobinski est une personnalité d’envergure et un auteur érudit familier des classiques. Ayant suivi des études conjointes de lettres et de médecine à l’université de Genève, il publie en 1953 un essai sur Montesquieu et en 1958 un livre intitulé “Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle”, ouvrage qui obtint un succès retentissant dans le milieu de la critique littéraire. Son titre est évocateur d’une méditation sur le temps puisque le temps qui passe nous octroie tout à la fois la capacité de mémoire (la transparence) et la prédisposition à l’oubli (l’obstacle). Dans cet ouvrage, il explicite sa propre perception du souvenir et écrit “ Le souvenir se présente souvent comme une émotion plus intense. Il possède une acuité plus bouleversante que l’impression originelle. C’est pourquoi le passé loin de s’estomper dans la mémoire s’amplifie et gagne en résonance plus profonde ”. C’est cet énoncé que nous discuterons ici en référence à des œuvres immanquablement associées à ce sujet.
L’idée de résonance profonde du passé nous conduit spontanément vers deux auteurs majeurs : Jean-Jacques Rousseau et Marcel Proust. En effet, l’auteur des Confessions nous invite à appréhender le souvenir, non pas comme une tentative plus ou moins vaine de restitution du passé, mais un “ aveu ” qui permet d’aller du “ premier mot ” (l’impression originelle) au “ dernier mot ” (le souvenir retranscrit), plus vrai, plus profond, plus véridique. Le souvenir est également la clé de voûte de La Recherche du temps perdu qui débute par le récit d’une nuit où le narrateur se remémore ses souvenirs d’enfance. Il pense aux visites de Swann, de Mademoiselle Vinteuil et de la duchesse de Guermantes. Ces deux auteurs échafaudent, l’un comme l’autre, une représentation du temps qui n’est pas calquée sur celle de l’espace : s’éloigner d’un événement ce n’est pas le perdre de vue. Au contraire, cet éloignement, ce recul donne la possibilité d’une vision intérieure plus fiable, plus précise. Il n’y a pas d’effet d’estompe tel que celui qui se manifeste dans le parcours d’un espace, lorsque l’on quitte un lieu et qu’il se soustrait progressivement au regard. Ainsi, dans la perspective que ces auteurs mettent en scène, le souvenir est susceptible de se constituer et se perpétuer comme possible vision à perte de vue.
De la sorte, il est tentant de considérer la mémoire comme une bibliothèque où sont stockés les souvenirs, sortes d’images personnelles du passé. Constatant que de siècle en siècle cette proposition trouve non seulement des adeptes mais des “héros monumentaux” tels que ceux que nous venons de citer, on pourrait renoncer à contester son caractère d’expérience authentique, ou plus simplement d’expérience commune. D’autres auteurs, d’autres penseurs nous guident vers une désarticulation de l’unité du temps. Par exemple, Sigmund Freud qui met en évidence les mécanismes de refoulement (refus inconscient d’assumer un souvenir), George Orwell qui bâtit un monde fictionnel ("Nineteen Eighty-Four") dans lequel on administre la ré-écriture systématique de l’histoire ou bien encore Primo Lévi, pionnier de la description clinique de l’univers concentrationnaire (“Se questo è un uomo”), auteur qui mettra fin à ses jours, rattrapé par l’indomptabilité du souvenir lorsque celui-ci conduit l’homme hors des chemins de l’humain.
Ces autres voix, également illustres, nous conduisent à penser que nous ne sommes pas systématiquement les inventeurs de nos propres souvenirs. Le “je” qui forme les souvenirs n’est pas nécessairement conscient (Freud), émancipé (Orwell) ou libre (Lévi). Lorsque l’on met en scène le spectacle des souvenirs, il faut donc poser la question du “qui parle ?” et également la question d’“où on parle ?”. Précisons notre pensée dans le champ de la littérature occidentale : celle-ci a été produite jusqu’à une date récente (fin du XIXeme siècle) par des personnes dont le statut social s’inscrivait le plus souvent dans le “haut de gamme”. Dans ce contexte, on peut supposer que, sans y prendre garde, le laboratoire littéraire ne s’est pas ouvert à l’effervescences des expériences banales, ordinaires, simples car les écrivains-sentinelles n’étaient pas nécessairement amants ou amantes des expériences les plus communes, les plus insignifiantes, les plus “ idiotes ”, les plus volatiles. Dans ce contexte, peut-on penser que, loin d’être un hasard, c’est un aveu qui autorisent les académiciens français à se nommer “ immortels ”.
Problème des voix qui parlent au nom du “génie intemporel du temps”.
Problème des critiques qui écoutent ces voix et y cherchent les didascalies grandiloquentes de la voix humaine.
Toute l’activité mémorielle – celle des chercheurs comme celle des “producteurs de mémoire” - connaît aujourd’hui une intense exhalation renforcée par la prolifération des enjeux médiatiques. On ne compte plus les commémorations. Cette profusion est-elle le signe d’une bonne santé ? Faut-il in fine commémorer la mémoire ? Jean Starobinski nous aide à faire nôtre cette question car il reste à jamais à redécouvrir la sobre merveille du temps.
Pour notre part, nous répugnons à suivre les chemins trop fréquentés. Nous tendons notre main afin que vous nous suiviez, afin que vous nous précédiez, afin que vous nous dépassiez sur la voie du survenir. Et nous espérons que le théâtre importuniste permette de mieux faire entendre l’originalité d’une telle approche, en donnant l’occasion de rendre plus explicites le lien entre le geste et la geste, entre le masculin et le féminin du temps.
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