" "Comment pousser les bords du monde ".
Un titre en forme de manifeste.
Une voix, un texte,une histoire.
Telle pourrait être la présentation de ce feuilleton diffusé depuis le début février 2007 sur France Culture et « podcastable » sur le site de la chaîne.
Triptyque banal pour écrivain en mal de dire ?
Reprenons en trois points : comment ? pourquoi ? adressé à qui ?
Procédé ? Tout d’abord prendre une figure marquante, américaine de surcroît, désignons la sous le pseudonyme de Bob Dylan. En lui s’inscrit tout à la fois le symbole de contestation du monde tel qu’il prend forme autour des années 60. Le signe d’une époque. Et l’idole d’une inédite figure sociale qui commence à gronder : « la jeunesse ».
Ensuite faire retour à cette époque parce qu’on sent bien qu’elle est inexpugnable dans sa pugnacité même vis-à-vis du politique, du culturel, de la morale. Signaler qu’entre son avant et son après une frontière s’est ouverte. A new frontier, comme le proclame, au même moment, dans son programme politique un autre jeune homme, J-F Kennedy.
Une nouvelle frontière ? Oui, en effet. Celle de la conquête de la place des jeunes comme force, comme mouvement, comme choix de vie, de mœurs, de goûts, de hiérarchie entre l’avoir et l’être. En résumé, être tout. Au cinéma l'éclipse James Dean en est l'incarnation subite et foudroyée.
Ce pourrait être cela le Dylan raconté par François Bon. Un triptyque banal pour écrivain en mal de dire,
de se dire.
Mais non.
Mais non, résolument non, ce n’est pas cela
qui nous est offert. Car l’histoire de cette époque et de ces figures
emblématiques n’est pas terminée. Le sujet n’est pas clos. Le corps
bouge encore ; beaucoup voudraient encore l’achever,traversés qu’ils
sont par leurs renoncements,leur oubli de ce qu’ils étaient en ce
temps-là. Ou de qui a surgi en ce temps-là.Leur trouble devant cette
audace généralisée. Peut-être devant leur propre audace qu’ils ne
comprennent plus.François Bon n’est pas de cet acabit là. N’est pas de
ceux-là. De ceux qui se sont éteints en route. Ou qui ne se sont jamais
allomés? François Bon n’utilise pas Dylan pour se dire. Pour se faire
plaisir ou se faire reluire ou se faire de l’argent sur le dos de plus
grand que soi. Il ne se souvient pas, tel un ressassement de souvenirs
loqueteux. Il re-vit avec nous qui n’avons pas forcément vécu les mêmes
moments, dans les mêmes lieux, avec les mêmes souvenirs. Il revit avec
nous, pas pour se (re)dire,lui,en mieux. Pas pour se refaire sur le dos
de Dylan. Pas non plus pour parfaire un personnage,son personnage. Pas
pour garder la mémoire, c’est-à-dire en être le gardien.
Non.
Pas pour redire,
refaire,
rejouer quelque chose qui est passé ;
dépassé,
simple recollection,
mais pour NOUS dire.
Le "nous" ne se résume pas au cercle des passionnés de Dylan. La question
n’est pas : Qu’en pensera le fan club ? Ou, qu’en diront les
spécialistes ? Ce nous, c’est un nous bien plus grand. C’est le -nous
tous- qui nous traverse sans que nous le sachions très clairement et ce
sans doute depuis une quarantaine d’années, génération après
génération. Car c’est arrivé de travers. Par des chemins de traverse.
Par ce qui se passe alors dans la chanson, par la chanson. Par cette
chanson qui a osé corrompre les préjugés raciaux, sociaux, culturels
par ses rimes non raisonnables. Qui a crié haut et fort des
revendications impudiques.Qui a fait déferler des rythmes archaïques en
courtes séquences à forme d’hymnes(Joan Baez "Ear's to you."..) ou de
rengaines. Par cette chanson sans vergogne qui a fracassé les oreilles
au moyen de l’électrification. Qui a enfoncé le coin toujours plus loin
dans la membrane compacte de la répression et martelé sa cuirasse
(rappelons le « Street fighting man » des Stones interdit en
Grande-Bretagne). Qui a même eu le culot de flirter avec la musique
dite sérieuse (les Beatles, Frank Zappa…). Qui rendait tout possible :
les voix paroxystiques (Led Zeppelin ou The Who, Janis Joplin….), le
chant chamanique (The Doors…..), la parole qui s’essuie les pieds sur
le paillasson des puissants (protest songs…).
Cette chanson qui
sait que le monde n’est pas, ne peut être, cet état confiné de
contradictions, de privilèges, ratatiné par les compromis et
l’exclusion. Que le monde est à faire par tous ceux et toutes celles
qui ouvrent les yeux. Et qui entendent des paroles
jamais dites.
1) Retour en grâce du feuilleton audio.
A la recherche d’une désignation pour ce qui se poursuit là sur la radio France culture avec Fançois Bon, quelque chose sonne tout de suite faux: oeuvre d’écrivain. Ecrivain, il l'est assurément. Sa production littéraire en atteste. Mais écrivain dans ce cas ne convient pas pour désigner ce qu’on entend. François Bon dit en effet un texte écrit par lui, mixé, saturé, hachuré de sons, de paroles de chansons de Dylan ou d’autres et de musiques. Il n’est pourtant pas comédien,ni récitant comme on dit. Et pourtant nul doute que cette voix,ce rythme dans l’énonciation et ces énoncés brisés font quelque chose. Produisent quelque chose que Henri Meschonnic appellerait sans doute un Sujet. Soit une expérience immédiatement reconnaissable et bouleversante. Soit une expérience simple et qui laisse sans voix. On peut simplement dire : un homme est là qui fait passer quelque chose à d’autres. Un passeur d’époque, en quelque sorte.Pas des évènements d’une époque mais de ce que ces évènements font surgir comme rage.
Et revient en mémoire la même expérience prodigieuse dans un tout autre registre avec Christine Angot lisant ses textes. Un sujet est là, dans sa singularité. Qu’on aime ou pas ce qui est dit, quelqu’un parle.Qui nous parle et nous parle de nous. Dans un nous des mots du partage, non d’énonçés mais d’énonciation !
Et
l’on pense dès lors à cet autre mot qui désigne celui qui porte la
parole,la légende,la mémoire devant des auditeurs. L’Aède. Quelque
chose passe en effet,là,sur les ondes. Quelque chose hors écriture et
pourtant par l’écrit lu, ou plutôt scandé, à haute voix. Une voix ici
prend de la hauteur.
Et le fait dans un certain rythme.
Et de
constater que François Bon en est conscient. Conscient de cette parole
vive. De la nécessité de cette parole vive. Et de la passer sans se la
laisser dérober.Dans Talking New york Dylan nous dit :
« Now, a very great man once said,
that some people rob you with a fountain pen ».
Sur « Plateau Dylan »(sur son site) François Bon évoque,à propos
d’exercices de même ordre en studio ou en public,le terme de Barde.
Alors Barde ou Aède peu importe. Ce qui se signale en revanche c’est la
place,insolite de nos jours et pourtant sans équivalent,du feuilleton.
Genre populaire que seule la radio peut restituer puisque l’écrit l’a
abandonné. On pourrait bien sûr revendiquer une autre possibilité
intéressante pour ce média, celle du débat, largement pratiquée
aujourd’hui. Mais on voit bien que grande est la difficulté de
débattre. Et le débat ne peut à lui seul amener la parole ou les images
qui font l’œuvre, objet du débat justement.
Comme si François Bon avait trouvé là, dans le feuilleton, son terrain d’élection.
2) Le récit des commencements.
Et là,dans ce court instant de suspens, s’installe quelque chose de nouveau. De nouveau dans le paysage culturel qui est nôtre.
La parole du silence dans un brouhaha ambiant. Les mots posés qui prennent leur temps pour être entendus.
La
parole d’un auteur. Si l’on comprend par ce terme une autorité qui
prend en charge une mémoire du temps présent( Qu’est-ce en effet qu’une
quarantaine d’années ?). Et qui la raconte au travers de ce qui ne se
raconte pas d’ordinaire. A partir de trois aventures (pour
l’instant), celle des Stones, de Led Zeppelin et de Dylan, chaque fois différentes au
fond, mais qui toutes trois marquent une brèche dans le monde.
Un
auteur qui fait acte de reconnaissance, de reprise de ce qui là, à ces
moments là, proches de notre époque pourtant d’apparence si éloignée, a
fait irruption à tout jamais. A fait irruption comme une maladie qui
est devenu une pandémie.La pandémie de « la jeunesse », comme on dit.
Ou plutôt « des jeunes », comme nous préférons le dire. Autrement
dit, vue comme un danger, comme du bruit, comme un raz-de-marée déferlant
sur le monde des adultes, et dotée d’une force irrémédiablement
ironique, insolente, provocatrice, intransigeante, voire purificatrice. Et
qui va prendre rapidement l’ascendant.
D’un auteur qui remet en jeu
cet invisible, rebouché tant bien que mal à la fin des années 60 et
qu’on ne peut plus cacher, taire, occulter dès lors sans qu’il
revienne, martèle, juge, submerge, obligeant à tout revoir, changer tout le
temps, accélérer les remises en cause, les modes, les mœurs, se
contredisant lui-même, de génération en génération, jusqu’à en oublier
comment et quand cela a commencé et….. en s’en moquant au fond. Alors
l’auteur repose ce socle là. Source d'aucune métaphysique et qui
pourtant fonde, génère de nouveaux départs, relance de nouvelles
questions.Et répète, au sens Deleuzien.
A hauteur de philosophie. Quel dommage que Walter Benjamin n’ait pas traversé cette époque dont nous parle François Bon. Quels merveilleux échanges entre ces deux là il en serait résulté!
3) Ce qui a un nom.
Et bien ce souci de François Bon de reprendre à son compte ces
moments, comment l'envisager? Est-ce le travail préparatoire en vue
d’une esthétique ? S’agit-il pour lui de se flatter l’oreille aux musiques et
poésies de Dylan ? Assurément non. Poésies et musiques qui pourtant justement ne sont
pas rien. Ou à la voix nasillarde du chanteur ? Et pourtant ce
nasillement n’est pas non plus pour rien dans les succès. Est-ce une
hagiographie ? Assurément non. Des choses sont exposées dans leurs
contradictions sur ce parcours. Même pas l’exposé d’un genre musical
bien délimité. On sait que Dylan a changé. Passant de la guitare sèche
à l’électrification et retour. D’un style à un autre (folk, blues,
rock, etc…..).De l’aspect soliste aux tournées avec groupes.
Ce que
sollicite l’auteur c’est quelque chose qui traverse tout cela, le
soutient, le sous-tend, lui donne la capacité de rebondir, d’aller
ailleurs et de revenir, d’explorer et que nous désignerons sous le terme
d’énergie.
Oui, François Bon travaille sur l’énergie. Et cette énergie travaille également en nous pour peu que nous lui accordions un minimum d’écoute et d’attention. Ce qui nous traverse, nous emporte, nous fait traverser l’autre rive. Voilà en quoi ce que François Bon éveille dans ce feuilleton n’attend que de se manifester en chacun(e) de nous. Encore faut-il que des voix s’élèvent pour que nous ne l’oublions pas. Il est l’une de ces voix. Un Barde…..
4) Un rythme à trois temps :
Trois essais. Trois repères dans/sur ces années 60.
Les Stones (en 2002), Led Zeppelin (en 2004), ces deux-là c’était déjà bien.
Mais
c’est peut-être dans celui-ci, sur Dylan (2007), que l’osmose se fait le
mieux. Peut-être parce que dans ce cas de figure il s’agit d’un homme
seul, créateur de monde. François Bon dit à propos de Dylan dans
l’épisode n°7 : " personnage seul sur fond de ville ". Ce qui s’applique
à Dylan ne conviendrait-il pas de la même manière à Bon ? Mais
peut-être est-ce pour une autre raison et est-ce trop vite
psychologiser que d'avancer cette hypothèse?
En tout cas ce qui se mélange là :
musiques, paroles, commentaires, citations, faits et évènements,
rythme, intonation, récit propre à François Bon retient l’auditeur.On est
en présence d’une sorte d’atelier radiophonique, dans lequel le
narrateur s’essaie à une modalité de la parole, autant dire de la
responsabilité, qui n’est ni du rap, ni du slam, mais quelque chose
d’autre et dont la seule édition papier ne saurait rendre compte. Il y
manquerait cette dimension de la voix narrative et créative tout à la
fois. Pour le dire brutalement nous sommes en présence d’un diseur de bonne aventure. Car
les choses se mettent en place devant nous, époque après époque. Comme
le feuilleton le permet évidemment. Surgit alors de tout cela, soudée
par la voix, une figure de héros populaire d’un genre nouveau en la
personne des Stones, de Led Zeppelin ou de Bob Dylan.Ni policier, ni
détective, ni journaliste, ni globe-trotter, ni gentleman cambrioleur, ni
criminel, mais individu ou groupes pour lesquels les noms de stars, de
légende du rock….ne donnent qu’une vision faussée ou partielle, puisque
liée à la seule visibilité.
Or, ce qui est marquant dans ce
feuilleton, sa construction, son récit, c’est justement l’obstination à ne
pas rester fidèle à la seule visibilité. A ce travail dans l’après
d’une histoire qui roule vers son passé comme une pierre trop lourde. Au seul travail d’écriture d’une légende. François Bon cherche autre chose. François Bon cherche à faire surgir autrement le vu et le dit sous différentes formes.
Réécriture
donc où ce qui est mis en avant c’est le pendant, les ratés, les
obstacles, les hasards comme les erreurs. Ce qui, moment après
moment, laisse ouvert ce que le narrateur appelle, suivant en cela
Dylan, le puzzle des puzzles. Comme si cette histoire était encore la
nôtre et qu’on pouvait encore y participer. Une histoire qui n’épuise
pas une légende puisque la combinatoire des entrelacs peut être
remontée dans différents sens. A volonté et que cela fera toujours
sens. Portera toujours témoignage.
5) Générosité :
Il faut reconnaître cela à France Culture. On participe là, en effet, à une création inouie.
Inouie parce qu’il n’est aujourd’hui possible que sur cette chaîne de pouvoir faire résonner de telles choses.
Inouie parce que tout se perd aujourd’hui dans les talks-shows, les commentaires, les débats.
Inouie
parce qu’on y entend une parole qui n’est pas réduite à reprendre mais
qui est tout à la fois généalogie, œuvre d’imagination, journal d’un
post-adolescent en proie au vertige du tout est possible, et surtout
témoignage de rencontres à partir desquelles s’est fait l’homme
François Bon et à partir desquels chacun(e) peut se (re)faire.Et qui, de
loin en loin, suivant les dates de chacun(e) d’entre nous, nous inscrit dans cette histoire qui ne nous renie pas!
Et sur laquelle de nouvelles générations peuvent et pourront s‘appuyer car elle leur appartient en propre. Patrimoine commun. Quand bien même ne sauraient-elles pas qu’elles en sont les héritières et les dépositaires. Il y a là une source de résistance aux travers de l’histoire récente.
Alors, comme l’écrit Dylan dans Song to Woody en 1962:
« Hey, Woody Guthrie i wrote you a song,
About a funny old world that’s a coming along,
Seems sick and it’s hungry, it’s tired and it’s torn,
It looks like it’s a dying and it’s hardly been born »
Oui,François Bon nous écrit à son tour une chanson.
Pour que reste en nous un grain de jeunesse.
Qu’on l’emporte avec soi,
Pour qu’il se dépose plus loin,
« blowing in the wind ».
Ref: http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture/sites/fictions/emissions.php
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