Il fallait y penser, Nicole Lapierre l'a fait.
Rassembler en un recueil ceux et celles qui, de gré ou de force, ont opéré des passages, des déplacements, des mélanges, mais également des dépaysements (autant de titre de ses chapitres)dans la pensée.
Rappeler en introduction de son livre "Pensons ailleurs" la formule des Essais de Montaigne : "Nous pensons toujours ailleurs" n'est pas sans conséquences. Le livre de Nicole Lapierre joue avec le temps. Après avoir donné ce coup de chapeau au XVIème siecle, elle flirte allègrement entre le XIXième et le XXième siècle pour parcourir les dimensions de son sujet. On ne trouvera pas une analyse des courants migratoires, des déplacements plus ou moins forçés qui ont contraint les populations au déplacement, à l'exode. Mais on suivra une galerie de portraits (nombreux) d'intellectuels qui physiquement ou intellectuellement voire les deux(Walter Benjamin, par exemple)ont accompli cette déambulation. On pourrait dire qu'elle met en lumière les diverses facettes d'un principe qu'on qualifiera de principe (dé)ambulatoire. Et qu'elle pose ainsi une défense et illustration de ce principe.
La lecture de ce livre donne des "intellectuels" une image de liberté, voire libertaire qui ne saurait trouver application à tous. On pourrait avancer que beaucoup d'autres se sont accomodés des pouvoirs. Mais pour nous l'affaire ne se mesure pas à la mise en honneur d'une caste mais bien à ce que ces intellectuels "borderlines" révêlent. Quelque part dans le champ de la pensée, du savoir et de l'expérience personnelle, quelques un(e)s (Telle Hannah Arendt, par exemple) ont desséré l'assurance et les certitudes pour se lancer dans le non-connu au risque d'y laisser carrière, reconnaissance, pays de naissance et parfois la vie.
Mais ce qui nous met au plaisir de lecture d'un texte simple d'écriture et simplement agencé, c'est la revendication qu'il se plaît à faire rugir. Elle sera empruntée à Simmel dont la curiosité pour nombre de choses dont ne se préoccupaient guère les savants en place de son époque est stupéfiante. La citaion est la suivante:
"il n'y a pas de détail trivial,pas de sujet anodin"..."C'est d'abord affaire de regard, mais d'un regard déshabitué. Car si l'on sait voir, les arts de faire les plus courants,les plus ordinaires, révêlent nos façons de raisonner et nos manières d'arraisonner le monde"(p.30).
Pour éclairer ce propos, quoi de plus parlant que l'image de la porte (chère à Simmel) ? On peut être à la fois dedans et dehors, mais aussi sur le seuil. C'est une simple question de circulation. Ainsi la vie humaine est-elle "entrebâillée sur l'aventure comme sur la connaissance" comme le note Nicole Lapierre(p.47). Cette figure de l'entrebâillement est certainement la pierre de touche de cette éthique intellectuelle - osons le mot - qui sous-tend ce livre.
Ainsi, en un écrit appelé "essai", quelqu'un(e) brouille les pistes des morcellements savants (anthropologie,philosophie, sociologie...) et en appelle en/à un ailleurs. Pas celui de la géographie, pas celui des utopies ou de la métaphysique. Mais tout simplement celui du déplacement, de la diversion face aux idées fixes. Le tout sur un mode discret, non agressif, en empathie semble-t-il avec ces figures très succinctement entr'aperçues. Avec cet effet immédiat, dû au récollement opéré, de contribuer à sauver une mémoire de vaguants de la pensée. Où l'on s'aperçoit que le répertoire des noms est bien rempli. Les voir réunis là crée un sentiment d'humanité somme toute heureuse. On doit donc à l'auteure cette rencontre pleine de fraternité.
Une communauté surgit, rassemblée là,sous nos yeux,et malgré toutes les differences d'époques,de lieux,de parcours,le sentiment de reconnaissance se fait chair pour ainsi dire pour nous. Et ce n'est pas le moindre impact de "Pensons ailleurs".En ce sens Nicole Lapierre a raison de faire dialoguer fictivement Simmel et Van Gennep car tout son livre tend à rendre tous ces noms, figures, portraits présents au même moment. Autour de nous. Dans un rassemblement qui par sa seule configuration rend compte de la nécessité de ces vies. Et comme de tous les événements importants, nous sentons bien que nous en sommes.
Car, s'il y a bien une pertinence à ce livre, elle tient moins à ce qui est dit de tous ces gens qu'au fait suivant.Nous sentons bien que ce ne sont plus quelques individus qui vivent ces passages mais bien une société toute entière. Un mouvement de fond secoue les groupes d'appartenance, entraîne des fractures, des soubressauts, des tensions. Le livre est là pour nous faire découvrir comment des individus ont tenté de gérer cela. Parler d'eux c'est parler de nous. Ce texte n'est donc pas un mémoire des choses passées mais bien plutôt un viatique des chose en cours. Il est donc entre autre livre d'anthropologie, pour apprendre à nous connaître.
Et si, pour finir, le mot de passe(titre pour la conclusion) pour circuler à travers toutes ces mémoires et tous ces savoirs passés comme à venir était... "vagabondage" ?
Pour une lecture approfondie: Lapierre Nicole, Pensons ailleurs, Gallimard, folio/essai, n° 482, Paris 2004,370 p.
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