Nous ne sommes pas hommes ou femmes par le fait d’un simple héritage ou d’une simple sommation. Un humain est là quand se forge en conscience un empiètement d’expériences et de rêve, d'aspirations sereines et de colère, de constance et de pulsions, de savoirs et d’innocence. L’homme a souvent été réduit à résoudre ce « contrepoint extravagant » qu’il est pour lui-même en congédiant la connivence entre le corps et l’âme, entre l’œil et l’esprit, entre l’intime et l’universel, entre le sacré et le profane… Mais ces lignes de démarcation, compagnons de route de bien des dogmatismes séculaires, manquent « en deuxième lecture » tout à la fois d’intérêt intrinsèque et de désintéressement car, pourrait-on dire, le puzzle - assemblé ou non - vaut toujours plus que les pièces du puzzle. C’est sans doute la leçon sans complaisance que nous prodiguent aujourd’hui des disciplines telles que la critique sociale, les neurosciences ou l’écologie, caractérisées par un principe de réconciliation entre des dispositions, des caractéristiques, des interactions, des échelles tenues antérieurement comme antithétiques. On pourra, par exemple, s’intéresser à la brèche ouverte en ce sens avec la théorie quantique élaborée pour résoudre un problème réputé insoluble et « aberrant » en physique classique, à savoir celui du rayonnement d’un corps noir et qui conduisit à théoriser l’impossible réduction de la lumière au déterminisme d’une seule « nature » que celle-ci soit envisagée comme corpusculaire ou vibratoire. Un paradigme, lui aussi, peut en cacher un autre.
D’où l’intérêt chez nombre de philosophes pour le topos des « champs de réconciliation », leur statut, leur mouvance, leur généalogie. En effet, notre monde (occidental / occidentalisé) a des déficits spécifiques qui tiennent pour partie de ce que l’on pourrait appeler la « séparation des savoirs ». D’un côté, la rusticité (supposée) du geste - base de toute connaissance et pratique artisanale ou artistique - et, de l’autre, la sophistication (de plus en appuyée) de l’expression de la pensée – rouage d’une machinerie scientifique ou philosophique de plus en plus technicisée.
Que trouve-t-on dès lors que l’on ratisse, que l’on glane dans les champs de réconciliation ? Force est d’observer qu’il apparaît, ça et là, une sorte de chiendent, omniprésent comme il se doit, commun, très commun, connu comme « mauvaise herbe des cultures » dont le germe générique se nomme désinvolture. C’est une espèce invasive, colonisatrice, grâce à la multiplication de ses nombreux rhizomes. Ce qui nous intéresse avec la désinvolture c’est, outre son omniprésence et son vitalisme, l’aspect suivant : les ingressions qui lui sont propres ne concernent pas exclusivement les domaines « culturels », « psychologiques », « cognitifs » ou « esthétiques » mais agissent fondamentalement, tant à partir d’expériences individuelles que collectives, sur les structures politiques et sociales fondamentalement hostiles aux « heureuses retrouvailles » entre la veille et l’éveil, entre la joie et l’absence de culpabilité, entre la jouissance et le réalisable, entre la passion et la patience, entre l’action et la passivité.
La désinvolture – trait d’union entre le et et le ou - désapprend à parler en terme de problèmes et/ou de solutions, d’affirmation et/ou de négation, d’introduction et/ou de conclusion parce que celui qui la cultive sur ses propres terres existentielles se retrouve vite à la tête d’une immense fortune : il a « toute la vie devant lui ». Un peu comme le peintre à tous les paysages (extérieurs et intérieurs) à sa disposition.
Désinvolture. Voir, concevoir et (se) mouvoir tout à la fois : « Je suis à Pétersbourg dans mon lit, à Paris, mes yeux voient le soleil » écrit Robert Delaunay dans ses cahiers publiés en 1957 (Du cubisme à l’art abstrait).
La désinvolture est morte. Vive la désinvolture !
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