La question de l’advenir ou pourquoi ne pas inventer une autre-histoire ?
« Et pourquoi ne pas inventer autre chose, un autre corps ? une autre histoire ? une autre interprétation ? » Jacques Derrida, Prégnances
Entreprendre de parler de l’advenir. Sans remettre au lendemain ce que l’on peut faire le jour même (le jour m’aime ?). Il pourrait s'agir d'un sujet en vogue dans un monde mondialisé dont les frontières s’apparentent à des falaises abruptes et rebutantes en face de l’océan du no futur. Réhabiliter l’advenir, la question de l’advenir et des « advenants » : le sujet est encore relativement vierge, nouveau donc, à l'image d'une nouvelle terre que l'on commencerait seulement à découvrir, ou à redécouvrir. Un nouveau sol d'où pourrait venir encore quelque chose d'inconnu, d'autre, de différent... peut-être. En ce sens, on opposera ou distinguera ce nouveau terrain de jeu d'un territoire investi – l’avenir - reconnu comme dominant dans l'histoire et la tradition de la prospective.
Ces quelques remarques peuvent déjà sembler arbitraires, empreintes d'idéologie, jusqu'à la pensée d'une certaine « guerre des temps » qui engage un philosophie du temps contre une autre. Dès qu'on le pose, le sujet semble déjà polémique. Par exemple : quelle est la place du présent dans la pensée de l’advenir ? Quelle est la place de l’advenir dans la pensée politique et sociale du monde contemporain ?... Quel est cet « avenir » et quel cet « advenir », y a-t-il vraiment ces deux catégories qui seraient comme deux clans, deux clans adverses ? Ne vaudrait-il pas mieux déjà prendre soin de distinguer des potentiels, des potentialités et des potentialités singulières, parler plutôt de tel ou tel avenir, ou tel ou tel advenir relativement à un sujet, à un groupe de sujets ?
Toutes ces questions sont difficiles, complexes. Et la plus grande difficulté parmi toutes est qu'on ne peut échapper complètement à ces questions, quand bien même on le voudrait. Car après tout, « la question de l’advenir » n'est peut-être pas une question plus pertinente que ne le serait « une question de l’avenir » (par exemple à l'égard de la reconnaissance d’une possibilité de gouvernance). Indépendamment des circonstances socio-historiques, en droit si l'on veut, pourquoi l’advenir ferait-il davantage question que l'avenir ? On peut penser qu'à toute cette histoire est mêlée une grande part de préjugés, de sorte qu'il est devenu difficile de bien démêler le vrai du faux, comme dirait le philosophe Descartes. Et les préjugés peuvent toujours entraver la recherche de pensée plus sérieuse, ou dénuée de trop de passion. Mais ici encore, le débat pourrait être sans fin : peut-être faudrait-il démontrer ce qui vient d'être dit, qui pourrait apparaître comme une thèse, un propos à défendre.
Je rappelle brièvement ce contexte général en introduction puisque c'est celui dans lequel je suis moi-même amené à prendre la parole. Mais maintenant, mon titre indique autre chose : si mon propos porte sur l’advenir, mon intention est de parler plus précisément de l’avènement possible d’une « autre-histoire », en la formulant sous la forme d’une invention.
Pour moi le mot « invention » renvoie vers l'imprévisibilité de ce qui arrive, de ce qui vient sans être contraint à venir : la venue incontrôlable et incalculable.
C'est par notamment le biais de la pratique musicale que l’on connaît depuis la cadence de l’époque classique et qui se propage au XXe siècle avec les formes d’improvisation du jazz, que l’on peut aborder le plus simplement la question de l’advenir. L’avenir est assigné à venir à point nommé (demain, après demain, jamais). On peut prévoir l’advenir, non pas dans son contenu (ce qui relèverait de la prophétie), mais par rapport à un agencement temporel prédictible : demain vient après aujourd’hui. L’advenir, lui, vient toujours à l’improviste. Il se manifeste comme joyau dans l’écrin d’un temps cyclique, d’un temps spiralé, d'un temps théâtralisé.
Autre image, autre point de repère : celle de la fameuse pierre de Rosette, fragment de stèle en granodiorite, dont l’avenir et l’advenir a été / est / sera définitivement scellés par le travail de déchiffrage de Jean-François Champollion, intervention elle-même appelée par la structure du contenu (le même texte reproduit selon trois systèmes d'écritures différentes : des hiéroglyphes, du démotique et du grec).
Revenons au temps présent – qu’il ne faut pas confondre avec le temps actuel, prisonnier de sa gangue médiatique. Au regard des abîmes sociopolitiques, des dangers climatiques et donc de l'essor mélodramatique des chorales de parapluies … le monde appelle plus que jamais réparation. Le monde va mal. Il est cabossé, il a des bleus : il faut le repenser et en même temps le repanser. A ce titre, la question de la banlieue, socle d’existence d’un très grand nombre d’habitants, n’est pas une question parmi d’autres car elle interroge frontalement le désir d’une autre-histoire. Pourquoi a-t-on pris l’habitude de parler de politique de la ville lorsqu’il s’agit de revitaliser les banlieues ? Pourquoi le recours à un singulier pour dire la (tentative de) réponse à l’enchevêtrement de réalités plurielles ?
C’est Giorgio Agamben qui traite cette question du déni avec le plus d’âpreté. Il relie la dé-figuration des banlieues avec la figure de l’homo sacer. Provenant du droit romain archaïque, l’homo sacer est celui que l’on peut mettre à mort sans être saisi par le droit comme un meurtrier : il est le vivant qu’on peut tuer sans léser le droit qui protège le citoyen. Déployant une analyse du ban, auquel l’étymologie de la banlieue renvoie, Agamben écrit « le ban est à proprement parler la force, à la fois attractive et répulsive, qui lie les deux pôles de l’exception souveraine : la vie nue et le pouvoir, l’homo sacer et le souverain ». Donc ici, autre voix – celle d’un philosophe italien contemporain – et une autre voie – celle de la biopolitique - pour aborder la question de l’avenir et de l’advenir.
Pour conclure, et laisser au lecteur le soin d’improviser à son tour sur ce thème, une seule certitude : le plan, le projet, l’investissement, le tracé dans le périmètre de l’avenir ne suffisent pas. Pourquoi ? Parce que, de son côté, la souffrance n’attend pas. C'est cela que le théâtre doit délivrer, doit préserver, doit expérimenter comme message essentiel, comme message essentiellement charnel.
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