Le théâtre c’est avant tout une affaire d’exploration. Le théâtre permet d’explorer l’être humain en profondeur ou plutôt la société humaine qui n’est pas quelque chose de purement chromosomique, de testamentaire mais quelque chose que nous inventons collectivement d’âge en âge. On peut se demander ce qui est spécifique au fait humain. Cette question est difficile car nous vivons une époque qui maltraite notre regard en nous imposant une immersion incessante dans une profusion démesurée d’images. C’est ainsi que le superflu, le superficiel et l’apparence ne font plus qu’un seul horizon. C’est ainsi que la réalité vécue passe à l’arrière-plan. C’est ainsi que, très tôt, on porte atteinte à la faculté d’imagination et de théâtralisation de l’enfant. On lui raconte certaines histoires cruelles et revanchardes pour que, vingt ans plus tard, sa raison de vivre se confonde avec son devoir d’effacement : "Maintenant que tu es prêt, tu dois mourir pour ta patrie." La patrie en question peut être tout aussi bien une nation, une ethnie, une religion, un credo, une mine de charbon ou bien une multinationale. Ainsi se confondent la chair et le carnage, l’altérité et l’adversité. Face à cela, le théâtre met en jeu la représentation de l’infinie variété des raisons de vivre. C’est en ce sens que l’on est en droit de parler du spectacle vivant quand on parle du théâtre. C’est en ce sens que le théâtre, de Eschyle à Gatti en passant par Shakespeare, exprime quelque chose de la liberté.
Que peut-on dire de la genèse de CINQ LEGENDES ? D'où vient cette pièce ? Quand a t- elle été créée ?
Ce spectacle a été créé à l’Atelier de la Main d’Or, à Paris, en novembre 2001. Je l’ai conçu partir de l’œuvre photographique de Pierre Dominique Brunet. J’ai choisi d’illustrer, de légender cinq photographies de cet artiste. Pas une plus, pas une de moins. Ce n’était ni par mesquinerie, ni par paresse. C’était pour se libérer de la domination des grands nombres lorsqu’ils sont utilisés pour nous pervertir et nous aliéner en nous conduisant à penser que notre vie ne vaut pas grand-chose, qu’elle peut et doit se disloquer devant la masse astronomique des choses bien plus importantes qu’elle. Mon sentiment est qu’il faut s’attaquer au Sphinx (tout ce qui fait de nous des loques, des loques humaines) avec les bonnes armes. Ces cinq images me sont apparues comme cinq machines de guerre, comme cinq armes dont la force active pourrait irradier le monde. J’ai eu l’intuition que pour cela il fallait les faire disparaître – les photographies ne sont pas présentées dans le spectacle – et les faire renaître, à la puissance deux, « à la puissance aime ». CINQ LEGENDES c’est un peu comme de l’« imagerie à résonance poétique ». A l’origine, il y a une image, une image vraisemblable, une image présentable qui est là, mais c’est une autre image - intérieure, contenue, intime, culminante et secrète - qu’il faut aller chercher. Cette autre image, je suis allé la chercher avec quelques complices qui, pourrait-on dire, ont permis ce passage de la planche-contact au contact de la planche. Car une image peut en cacher une autre. Dans ces conditions, ce n’est pas une hérésie que de penser que la photographie peut cacher le théâtre.
Quels ont été précisément ces complices et quels ont été leurs rôles pour la création de CINQ LEGENDES ?
Je peux le dire sans hésitation puisque je ne suis pas touché par l’amnésie et que cette entreprise n’est pas soumise au secret défense (rires). L’équipe qui s’est réuni pour donner naissance à CINQ LEGENDES a réunit quelques acolytes non anonymes, en l’occurrence : Matthew Graves, traducteur. Florence Chalvignac et Philippe Azembourg, designers. Alain Guilleux, compositeur qui a écrit une partition originale pour deux violoncelles. Anne-Catherine Vénékas et Vincent Lopes, instrumentistes. Lionel Goldstein et Diane Tailliez, récitants. David Tepfer, homme des lumières. Et enfin Anne Creyssels, mon épouse, qui s’est prise au jeu de l’utilisation d’une installation vidéo en interférence avec l’espace scénique.
Quel est le dénominateur commun des cinq photographies que vous aviez choisi de légender ?
S’il y a un dénominateur commun entre ces photographies c’est la nuit, le règne de la nuit. Pierre Dominique Brunet a un talent particulier pour donner à la nuit cette sorte d’immensité immédiate qui caractérise son travail en noir et blanc rehaussé de quelques touches de couleurs. Il nous tient entre chien et loup et nous plonge ainsi dans l’espace inachevé de l’indistinction. C’est sans doute cela, ce sentiment – mieux ce territoire de la conscience si particulier et que la nuit appelle - qui a constitué cette réserve naturelle à partir de laquelle s’est construit le désir d’une écriture. Il me semble que la nuit et l’écriture ont quelque chose de commun : l’une et l’autre commencent après que l'on renonce à la sacro-sainte verticalité. Ainsi pour Kafka toute écriture est un assaut contre la frontière. Il me semble qu’une interprétation de cette parole consiste à voir dans la verticalité la frontière symbolique ultime à abattre.
Pourquoi ?
Parce que nous sommes trop assujettis à notre propre suffisance. Parce que nous capitulons devant notre folle passion pour nous-mêmes. La nuit et l’écriture permettent de relativiser la révélation de notre sublime condition. Foucault recommande une attitude polémique avec soi-même et invite à être vigilant "tel un veilleur de nuit". C’est sans doute un très bon conseil de la part d'une personne qui savait parfaitement coucher les choses sur le papier. Revenons si vous le voulez bien à CINQ LEGENDES. Pour le public, comment se présente le spectacle ? Le principe du spectacle est de privilégier ce qui est simple, visuel, primitif, enfantin et donc mystérieux. C’est un spectacle polyphonique qui résulte du dialogue des textes, des langues (les différentes « légendes » sont énoncées dans deux langues - le français et l’anglais lors de la création), de la musique et de la lumière. L’agencement des différentes interventions a été travaillé millimétriquement, à la mesure près, lors des répétitions. Il en résulte une matrice, une méta-partition créée avec les intervenants et qui leur permet de donner stabilité et agilité au spectacle où chaque « incidence » (partie du texte, fragment de musique, faisceau de lumière) n’a de sens et d’impact que si, à son tour, elle est véritablement interprétée en direction du public. Il faut noter que les récitants ont à leur disposition un lutrin tout à fait spécial, spécifiquement conçu pour CINQ LEGENDES. Alors que les lutrins connus ou recensés sont par nature rigides, celui-ci ne l’est pas, sans que d’aucune manière soit altérée la fonction de ce dispositif. Bien au contraire, car ce lutrin-ci, bien que soumis à un régime d’oscillations pendulaires, remplit parfaitement son rôle, s’ajustant dynamiquement à la lecture en position debout, assise ou couchée. Cela permet aux récitants d’adopter des postures divertissantes, facétieuses ou vagabondes ... justifiées dans et par l’extravagance de l’espace dramatique.
Nous l’avons compris, les écritures, les « graphies » de CINQ LEGENDES sont intimement mêlées. N’y a t’il pas là quelque chose de finalement encombrant qui finit peu ou prou par s’embrouiller ?
Je ne le crois pas. Car la polyphonie c’est l’expérience qui, me semble-t-il, prépare le mieux à la rencontre. L’invitation à la rencontre est d’autant plus stimulante pour le public de CINQ LEGENDES qu’elles s’adressent à des personnes probablement issues de communautés linguistiques et culturelles différentes. Les uns peuvent être bilingues, les autres non. C’est sans importance. Car il revient au public de s’arroger le plus beau rôle : celui de fêter la réconciliation avec l’étrangeté. Quel est votre souhait aujourd’hui ? Trouver, ça et là, de nouvelles connivences, de nouvelles complicités, de nouveaux territoires linguistiques et géographiques afin que ces CINQ LEGENDES fraternisent avec de nouvelles traductions, donnent lieu à de nouvelles représentations, fertilisant ainsi de nouvelles rencontres. J’aimerais que ce spectacle parcourt tranquillement les chemins du monde et joue à saute-mouton par-dessus les régions, les pays, les continents. AU FINAL, J’AIMERAIS QUE CES CINQ LEGENDES SOIENT MECONNAISSABLES, QU’ELLES PASSENT ET OUTREPASSENT LES FRONTIERES, CES LIGNES DE DEMARCATION QUI DISPERSENT NOS AMIS INCONNUS LOIN DE L’AMITIE.
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