1. Quatre commisures
La pensée est un sourire à quatre commissures :
- Penser dans une société démocratique est intervenir librement.
- La pensée façonne des outils pour penser.
- Et parallèlement pas d'outils sans pensée.
- Chaque outil opère à son tour un partage entre ce qui est retenu et ce qui est écarté.
2. Lignes de partage
L'espace philosophique porte en lui ces lignes de partage. L’espace artistique les emporte dans ses langages contagieux tout comme le passant au couchant emporte la fantaisie de son ombre. Torsions, distorsions, expansions, dispersions, décalages, éparpillements, répercutions, pulsations, battements, saccades, sillages, voisinages, ouvertures, interruptions, associations, affiliations, corrélations, dérivations, obturations, effets de mise à distance … les lignes se répandent comme un catalogue d’attitudes intérieures, selon l’expression empruntée à Henri Michaux.
3. Interstices
Partage, mot à double sens qui évoque tantôt la mise en commun, tantôt la division. La scène philosophique et la scène artistique ont en commun d’aller vers les divisions du monde. L’une et l’autre interviennent dans l’exploration des brèches, des interstices, des intervalles. Dans la préface à La crise de la culture, Hannah Arendt observe : « Il conviendrait sans doute de remarquer que l’appel à la pensée se fait entendre dans l’étrange entre-deux qui s’insère parfois dans le temps historique où non seulement les historiens mais les acteurs et les témoins, les vivants eux-mêmes, prennent conscience d’un intervalle de temps qui est entièrement déterminé par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore. Dans l’histoire, ces intervalles ont montré plus d’une fois qu’ils peuvent receler le moment de la vérité ».
4. Horizons
Auxiliaire du faire et de l’agir, l’horizon est le lieu par excellence de l ’« aller vers ». Lieu du mouvoir et de l’émotion, il donne un cadre au flux, à la fluctuation. L’horizon est ainsi l’espace où la liberté toujours s’actualise.
Ce qui d’ordinaire caractérise la pensée, c’est la (dé-)multiplication de l’horizon :
Horizons philosophiques : construction de syntagmes, de concepts (ex : justice). Verticalité | éthique | droiture / donner du sens à la vie.
Horizons artistiques : composition de syntaxes, de percepts (ex : justesse). Obliquité | esthétique| gauchissement / donner de la vie aux sens.
Nul doute qu’entre ces horizons, il y a la place pour des connexités, des effets d’interdépendance.
5. Confluence
Par conséquent, la possibilité d’une confluence : les ARTS PHILOSOPHIQUES expriment la jointure entre horizons philosophiques et horizons artistiques. Leur apparition, leurs liens réciproques réconcilient les conquêtes philosophiques et artistiques qui les supportent.
6. Repères
Aujourd'hui, chance est donnée de pouvoir réassembler les lignes d’horizon. Aujourd'hui, chance est donnée d’écrire. Ecrire, ni de la main droite, ni de la main gauche, mais de la main autre, de la main lierre.
Le XIXe siècle a vu d'étranges contrebandiers entamer au couteau le jambon suranné du savoir classique et déposer sur la table de bien étranges nappes pour inviter au banquet les générations à venir. Archéologues, anthropologues, astronomes, poètes, détectives, chercheurs et écoliers de toutes sortes ont cuisiné toutes sortes de cuisines qui rouvrent l’appétit et remettent en questions les réponses académiques sur la société, les moeurs, les arts, les sciences...
Le XXe siècle a vu des artificiers s’en prendre aux barrages qui tenaient encore le vieux monde. Il serait vain de citer tous ceux qui, chacun à sa manière, ont asséché les douves de la citadelle des cénacles institués. Avec ténacité, ils ont cherché à ce que les territoires du savoir s’étendent et ne se figent pas. Mais une vieille bastille les a enjôlés : l’impossibilité de l’interaction avec le plus grand nombre.
Le XXIe siècle a pris, en Occident, racine comme le lierre. Quelque chose vient qui n’est surtout pas solide qui n’est surtout pas immuable. Nous disposons d'outils de communication permettant de mettre en relation l’infime et l’intime, le matériel et l’immatériel. Mais on ne saurait s’arrêter à ce simple constat parce que la technique est une voie d’approche, une médiation nécessaire à la mise en valeur d’autres retrouvailles : « Nos énoncés au sujet du monde extérieur affrontent le tribunal de l’expérience sensible non pas individuellement mais collectivement » dit le philosophe américain W.V. Quine.
7. Advenir
L’étude des ARTS PHILOSOPHIQUES ne correspond ni à l’impératif catégorique de la commande ni à celui de la production. Les ARTS PHILOSOPHIQUES donnent à penser. A ce titre, ils sont inappropriables, ayant la vertu de disparaître, de s’évaporer lorsqu’ils se trouvent menacées par l’emprise du commerce, par la transformation en marchandise.
Les ARTS PHILOSOPHIQUES sont discrets et, pour ainsi dire, secrets. Pourtant les ARTS PHILOSOPHIQUES s’insinuent en nous, guerroient avec notre somnolence car ils font partout sensation. Que l’on songe aux devanciers comme Gaston Bachelard et son intérêt pour « La flamme de la chandelle » ; ou plus près de nous, Alain Corbin dans « Le ciel et la mer » ; sans oublier François Dagognet et ses travaux sur « Des détritus, des déchets, de l'abject » ou « La peau découverte ».
Ilots splendides et pourtant hélas à peine protégés des digues de l’indifférence, les ARTS PHILOSOPHIQUES ne sont jamais superficiels. Car il s’agit bien de cela : écritures, graphies empreintes de pas revenus sur leurs pas.
Créateurs, arpenteurs, scrutateurs, amateurs, ou simples curieux de l’inaperçu, un temps s’est déclenché pour nous. Nous sommes désormais les amis de ce temps. Il nous faudra, de temps en temps, suspendre nos sacro-saintes occupations, interrompre notre travail pour lui consacrer du temps. Il faudra prendre soin de ce temps renouvelé : aller à sa rencontre, penser à sa subsistance, préparer son avenir. Ce temps – ce temps qui est notre allié car il nous dit « Vous avez tout votre temps » - est le temps nécessaire pour cultiver en nous et entre nous l’art de donner à penser.
CE QUI EST EN JEU C'EST L'ADVENIR.
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